Youakim Moubarac - Introduction de la Pentalogie Antiochienne |
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Introduction de la Pentalogie Antiochienne / Domaine Maronite
Youakim Moubarac
Motivations Particulières
C'est auprès de mes neveux et nièces de la Diaspora libanaise que l'idée de
cette nouvelle Pentalogie m'est venue. Même ceux d'entre ces jeunes qui
étaient nés au Liban devenaient en Amérique et en Australie des étrangers
pour leur oncle, comme pour leur grand-mère. Je n'ai pas voulu contrarier leur
évolution naturelle, ni les empêcher de devenir ce qu'ils doivent être, là
où ils sont désormais établis, avec ou sans espoir de retour, c'est-à-dire
des citoyens à part entière et des chrétiens pleinement engagés dans
l'Eglise de leur pays d'adoption, et non pas des Libanais d'emprunt ou des
Maronites au rabais. Dans le sens d'une évolution naturelle et nécessaire,
parce qu'opposée à la double allégeance de type sioniste, j'ai pensé pouvoir
aider les miens à se qualifier pour un meilleur service des patries et des
Eglises qui sont désormais les leurs. J'ai pensé, en leur offrant une
expression de leur héritage susceptible d'être assimilée par ceux qui ont
acquis une formation universitaire, que cet héritage politique, culturel et
ecclésial de leurs ancêtres, pouvait, s'ils le désirent, valoriser leur
participation au devenir politique, culturel et ecclésial qui est maintenant le
leur. Aussi allait-il de soi que cette participation pourrait prétendre à un
double résultat et que loin d'aliéner les intéressés par rapport à leurs
origines ou de les établir dans l'inconfort de la double allégeance, elle
était à même d'établir entre leurs origines et leur avenir une communication
de métissage créateur.
Tel était mon propos, quand la guerre du Liban a pris les dimensions de la catastrophe que l'on sait et que j'ai vu dans les médias, la participation des Maronites à cette guerre faire rejaillir sur notre histoire les vues les plus fantaisistes, quand elles n'étaient pas manifestement inspirées par le mépris et la calomnie. C'est alors qu'un nouveau propos de la Pentalogie a doublé le précédent et l'a en quelque sorte distancé. Faut-il le regretter? Je ne peux qu'enregistrer le fait et avouer que l'élaboration de mon Recueil en vue de la Diaspora a pris alors un tour plus précis en fonction de la guerre. Il fallait ne pas répondre aux calomniateurs, mais manifester la tradition de la résistance dans la solidarité. Il fallait, face aux propositions réductrices et nivelantes d'entente à bon marché, revendiquer la rencontre valorisante et l'union personnaliste des "droits à la différence". Il fallait, par-dessus tout, manifester que la recherche passionnée de l'identité maronite n'avait jamais abouti que dans la rencontre et la reconnaissance de l'autre, et que le jour où les Maronites perdraient leur rôle de médiation entre les religions, les civilisations et les peuples, ils perdraient, avec le meilleur de leur héritage, leur raison d'être.
De cet héritage donc, certaines expressions sont ici réunies dans une
grande diversité et je ne pense pas l'avoir soumis à une idée préconçue, en
le proposant dans une lecture à trois registres, comme cela va être encore
précisé. Il se trouve seulement que la guerre a urgé le dessein personnel que
j'avais conçu et que cette œuvre du temps de guerre m'a amené à envisager le
temps maronite avec l'acuité qui sied non aux monuments de science, mais aux
œuvres de combat. Aussi aurai-je à dire en quoi cette situation a marqué la
rédaction et l'édition de l'œuvre. Voici comment elle en a marqué le contenu.
TROIS REGISTRES DE L'HISTOIRE MARONITE
La présentation d'ensemble que je propose au lecteur n'est pas un résumé de
ce Recueil, ni une clef qui en ouvre toutes les portes. C'est plutôt un
éclairage qui reflète la lecture que j'en fais moi-même et les intentions que
j'y reconnais en profondeur, après coup, mes desseins personnels se confondant
avec le projet maronite qui court sur des siècles.
1. On reproche généralement aux Maronites
d'avoir servi "le retour des chrétiens d'Orient à l'unité romaine",
en contribuant à la création d'Eglises uniates. Et de fait, il y a encore des
Maronites de la génération de mes maîtres, voire de la mienne, à se
prévaloir de ce rôle, non sans revendiquer toujours leur "perpétuelle
orthodoxie" et un attachement sans faille au Siège de Pierre, au premier
comme au deuxième millénaire.
Je ne ferai pas à mes amis œcuménistes l'injure de considérer que tel est le
filon principal de ce Recueil dans son propos œcuménique. Mais je ne leur
épargnerai pas la peine, à eux comme à moi-même, de suivre ce cheminement
typiquement maronite et, comme on ne refait pas l'histoire avec des idées,
fussent-elles très généreuses, mais qu'on la reçoit telle que les hommes
l'ont faite, de considérer ce cheminement tel qu'il fut, d'essayer de le
comprendre et, en fin de compte, de lui faire porter ses fruits.
Certes, cet "œcuménisme" de mes pères n'a rien de commun avec l'œcuménisme
d'aujourd'hui. C'est néanmoins avec cet œcuménisme-là que l'Orient syrien a
secoué sa léthargie ottomane et que, bon gré mal gré, le problème de
l'unité chrétienne d'Antioche n'est plus une question à régler entre Latins
et Grecs, mais entre Antiochiens, c'est-à-dire principalement entre Melkites
Orthodoxes et Maronites. Les uns se sont partiellement latinisés et les autres
complètement byzantinisés. Mais ni les uns ni les autres n'ont perdu leur
identité commune dans l'Orient syrien et moins encore leur commun devenir. Ils
ne vont pas se retrouver "œcuméniquement" en réconciliant deux
Eglises impériales, fussent-elles reconnues comme sœurs, mais en étant
ensemble, au milieu de l'Eglise une, exigence et prémices de l'unité.
Ai-je besoin de dire que cet œcuménisme que je dis "antiochien" ou
"d'Orient syrien" et par lequel j'entends converger avec l'Eglise des
Arabes du P. Jean Corbon et me solidariser avec la proposition de "concile
antiochien" du Patriarche Ignace IV Hazim, n'est pas plus en accord avec l'œcuménisme
en cours qu'avec celui des Maronites traditionnels? Aussi ne vais-je pas le
développer davantage pour ne pas sortir du sujet tel qu'il se propose dans les
textes du présent Recueil. Mais il aura bien fallu le dire, pour montrer que le
projet d'union des Eglises que les Maronites ont servi depuis la Contre-Réforme
et dans sa ligne, s'il est bien passé de mode, n'a pas fini de contester l'œcuménisme
qui prévaut à l'heure actuelle.
Je rappelle à cet égard que la Pentalogie antiochienne / domaine maronite ne
fait que reprendre et développer une œuvre conçue et réalisée dans le cadre
de Vatican II sous le titre d'Antiochena. Cette Pentalogie pourrait être
considérée comme une sorte d'Antiochena Bis, i.e. une défense de la rencontre
et de l'unité des Eglises dans l'Eglise, différente d'un autre projet de
réconciliation entre Eglises. Cet autre projet préconise notamment de
réconcilier l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident, l'Orient se prévalant de
privilèges inaliénables face à l'Eglise de Rome et les Uniates n'ayant qu'à
rentrer dans les rangs de l'Orthodoxie.
Pour n'avoir guère servi un tel projet, celui des Maronites d'antan n'en a pas
moins le mérite de manifester un certain anachronisme des œcuménistes
réconciliateurs d'aujourd'hui, lesquels retournent en somme aux plus beaux
jours de Lyon et de Florence, avec la différence que cette fois-ci, c'est le
Siège de Rome qui fait toutes les concessions.
Dieu merci, les Antiochiens ont mieux à faire et entre-temps, à offrir.
Indépendamment de tout débat, le présent Recueil verse, non dans la
controverse entre Eglises, mais dans le sein de l'Eglise, une partie de son
trésor le plus précieux, sa prière canoniale et eucharistique. Les tomes III
et IV de cette Pentalogie lui sont entièrement consacrés. Et ils le sont comme
une mise en commun de notre vie dans l'Esprit. Le propos proprement œcuménique
de ce Recueil est ainsi d'acheminer dans sa simplicité et sa ferveur
premières, indépendante des Latins et des Byzantins, et offerte dans la
confiance à tout croyant, la prière d'Antioche du premier millénaire. Faite
de doxologies et de trisagions, de sédré, de mazmours et de bo'outs, cette
prière qui culmine dans les anaphores eucharistiques, représente encore
l'expression unanime de notre foi et de notre culte, quand, nonobstant
hérésies et schismes, Antioche était une, avec toute l'Eglise.
2. On a également reproché aux Maronites d'avoir
servi depuis le temps des Croisades et surtout, depuis le XVIe siècle, le
projet d'interventionnisme européen, surtout français, en Orient, et d'y avoir
aménagé une sorte de tête de pont qui a permis à certains de parler au xixe
siècle de "France maronite".
Beaucoup de pages de la Pentalogie sont consacrés à ce sujet. Je peux
d'ailleurs conseiller au lecteur qui aborde les Maronites pour la première fois
de commencer par ce que les Français en ont dit. Je signale en particulier, au
tome 1er, section 2, le traité de Jean de Roque, au temps de Louis XIV, puis
dans l'anthologie réunie dans la section 7 du même tome, ce qu'écrivent
Lamartine et Poujoulat après 1860, et Barrès avant et après la première
guerre mondiale.
Mais pour le propos précis des relations entre les Maronites et la France, je
renvoie plus particulièrement au rapport adressé à Louis XIII par
l'ambassadeur Savary de Brèves. On y verra que la politique de la France en
Orient qui est exposée dans ce rapport avec une hauteur et une franchise
exemplaires, est une politique musulmane et que les chrétiens d'Orient, et en
premier lieu les Maronites, sont subordonnés à cette politique. Il ne s'agit
pas d'une politique française des chrétiens d'Orient qui détermine les
relations de la France avec la Sublime Porte. C'est exactement l'inverse.
C'est précisément avec une telle politique que les Maronites ont fait leur
œuvre et, nonobstant les intentions des uns et les intérêts ou les trahisons
des autres, c'est avec cette politique-là qu'ils ont fait aboutir et entériner
au xxe siècle ce qui aurait pu être réalisé et consacré dès le temps
d'Henri IV. Ce n'est cependant pas avec le roi de France et de Navarre que les
Maronites travaillaient à l'époque, mais pour le compte de l'Emir Facardin,
avec le Grand Duc de Toscane. Grâce au concours militaire, économique et
culturel de l'Europe renaissante, l'Emirat dit "druze" devait alors
avoir raison du pouvoir ottoman et établir, d'Antioche à Jérusalem,
l'autonomie "libanaise".
On sait ce qu'il en est advenu et comment le projet a été noyé dans le sang
de l'Emir et les eaux du Bosphore. Mais entre l'histoire et une légende plus
parlante encore que l'histoire au cœur de ses promoteurs, cet épisode montre
bien la constante du combat politique des Maronites. Tributaire obligé d'un
partenaire non chrétien, il ne se lie à l'Europe que pour mieux asseoir en
Orient une autonomie non pas maronite, mais nationale. C'est même le premier
projet d'autonomie nationale en Orient des Temps Modernes. Il a fallu attendre
deux siècles pour qu'après le coup de boutoir de Bonaparte, l'Egypte des
khédives se réveille et secoue le joug à son tour. Mais dans l'un et l'autre
cas, c'est bien le même combat et c'est lui qui a fini par triompher de
l'empire ottoman: contre toute espèce de pouvoir de type califal ou sultanien,
asseoir l'indépendance des Etats-nations dans un cadre libre d'unité et de
solidarité arabe.
Avant de montrer, troisième volet du propos de cette Pentalogie, en quoi ce
projet politique pour lequel les Maronites ont œuvré avant tous les autres,
correspond à un projet culturel, et comment leur "libanisme" est la
pierre angulaire de l'arabité, puis-je mentionner que le propos de ce Recueil a
trouvé dans la guerre une intention précise? Dans l'antagonisme des Blocs qui
a remplacé en Orient arabe le jeu des Puissances et de la Sublime Porte, ce
Recueil en français s'inscrit dans le projet maronite comme instrument de
continuité historique. Il le fait à l'encontre d'une volonté hégémonique
manifeste, celle qui veut briser l'axe Beyrouth-Paris et satelliser le Liban
dans l'orbite anglo-saxonne.
D'une manière plus précise encore, ce Recueil entend manifester en quoi la
tradition maronite, irréductiblement autonomiste, mais non moins persévérante
dans son effort de solidarité obligée avec la population du Liban et les
peuples de l'Orient, est à l'opposé du projet sioniste dans la forme
exacerbée qu'il a prise depuis la proclamation de l'Etat d'Israël. Du même
coup, ce projet rejoint les meilleurs des religieux, des intellectuels et des
militants juifs qui jusqu'en 1948 et encore après, avec Martin Buber et le
fondateur de l'Université Hébraïque, Judah Magnes, voulaient une coexistence
active et mutuellement bénéfique entre juifs, chrétiens et musulmans en
Palestine, à la manière de la convivialité islamo-chrétienne au Liban.
De ce fait, il n'y a aucune contradiction, mais continuité logique et promotion
fervente du même projet, lorsque des Maronites prennent fait et cause pour la
paix dans la justice faite aux Palestiniens dans leur patrie. Ce sont d'ailleurs
les Maronites les plus célèbres qui ont pris en charge ce dossier, puisqu'ils
vont de Négib Azoury qui fut le premier à poser le problème palestinien au cœur
du "réveil de la nation arabe", à Soleiman Frangié qui est le seul
des chefs d'Etat arabes à avoir porté la cause palestinienne à la tribune des
Nations Unies.
3. On peut estimer que l'entreprise politique des
Maronites et leur dessein œcuménique n'ont que partiellement réussi. Non
seulement l'unité chrétienne d'Antioche comme creuset nucléaire de l'unité
universelle de l'Eglise n'est encore qu'un vœu, mais le projet des Etats-nations,
pluralistes, démocratiques et conviviaux au sein de l'unité arabe, est de plus
en plus bafoué au Liban, en Palestine et "du Golfe à l'Océan".
Il n'en est pas de même du projet culturel, troisième et principal volet de
l'entreprise maronite entre l'Orient et l'Europe. J'estime que dans ce dessein,
les Maronites ont pleinement réussi, au moins jusqu'aux derniers accidents de
parcours, il est vrai, graves. On peut dire d'une certaine manière, que tout
l'Orient est devenu culturellement maronite, dans la mesure où il a fini par
adopter la position intellectuelle et vivante que les Maronites furent les
premiers à prendre entre l'Orient et l'Europe.
Nous commémorons cette année même le 4e centenaire de la fondation par
Grégoire XIII du Collège maronite de Rome et j'ai pu suivre
professionnellement l'élaboration en Sorbonne d'une thèse consacrée par le P.
Nasser Gemayel à ce sujet. Le propos de ce Recueil - qui n'est pas consacré à
un sujet, fût-il capital, mais à l'ensemble de l'itinéraire maronite - entend
manifester la même chose que l'œuvre du P. Nasser, lequel a d'ailleurs étendu
son investigation jusqu'à la fondation en 1789 du collège de "Ayn Warqa,
exact correspondant au Liban de ce que fut le collège maronite à Rome.
Là aussi, nous avons été accusés de servir une entreprise de type colonial,
encore plus dangereuse sur le plan culturel que sur le plan politique, du fait
qu'elle aurait établi plus durablement notre dépendance économique par
rapport à l'Occident industrialisé.
Je reconnais que là plus qu'ailleurs, des Maronites et des Orthodoxes qui
professent le maronitisme politique avec zèle, donnent parfois dans le panneau,
soit en préconisant le bilinguisme, national et institutionnel, soit en
prônant une "langue libanaise". Mais le débat sur les langues ne
vient qu'en tierce position dans l'entreprise culturelle des Maronites que
j'estime exemplaire pour l'Orient, du fait que l'Orient l'a effectivement
homologuée.
En premier lieu, il y a l'adoption des moyens de la recherche, scientifique et
technique, élaborés en Europe occidentale, depuis le Quattrocento. Dans ce
cadre, l'imprimerie est l'instrument technique privilégié pour la diffusion
des données inventoriées par la recherche scientifique.
En deuxième lieu, la recherche s'applique à inventorier le patrimoine
historique, philosophique, scientifique et artistique de l'humanité. Le retour
à l'Antiquité n'est qu'un aspect de cette opération-inventaire, mais il est
essentiel dans la mesure où il protège toute reconnaissance d'identité contre
un choix arbitraire dans le temps et lie toute reconnaissance nationale du même
ordre, à la totalité de l'héritage.
Jusqu'ici, il n'est pas question de langues, mais d'humanisme, et c'est bien cet
humanisme de l'Europe renaissante, bien avant celui de l'Europe des Lumières,
que les Maronites ont adopté et servi et qui est devenu le bien commun de tout
l'Orient arabe.
En quoi toutefois l'humanisme des Maronites peut-il différer encore de cet
humanisme de l'intelligentsia, sinon du commun des Arabes, et en quoi les
langues ont une importance en la matière?
La différence me paraît s'établir sur deux points:
a. Quand on prend globalement, non plus l'attitude
humaniste, mais le contenu en quelque sorte matériel de l'héritage, on
constate que les Maronites s'arabisent au moins depuis le xie siècle, puisque
le premier monument de leur droit et de leur spiritualité, avec lequel le
lecteur peut faire connaissance au fascicule 3 du tome 1er, n'existe plus qu'en
arabe. C'est le Kitâb al-Huda ou Livre de la Direction. D'autre part, cette
arabisation est quasi totale depuis le XVIIIe siècle. A cette date, en effet,
les Maronites prennent à Alep cent ans d'avance sur la Renaissance
syro-libanaise qui va trouver en Egypte son terrain d'élection et d'expansion.
Mais d'un bout à l'autre du deuxième millénaire de notre ère, l'arabisation
des Maronites n'a jamais eu raison du syriaque, non seulement dans la liturgie,
mais encore comme arrière-plan et source profonde de culture.
Ce faisant, la tradition maronite ne se ménage pas un particularisme, si
légitime que cela aurait pu être: elle présente une requête à laquelle tous
les Arabes soucieux de la complétude de leur culture et de son rôle mondial
devraient être sensibles. Une arabité digne de ce nom ne peut pas rester
étrangère au syriaque comme langue sœur de l'Arabe dans un sémitisme commun.
Elle peut l'être encore moins, compte tenu du privilège unique du syriaque sur
toutes les langues sémitiques, celui de médiatiser les concepts, les
catégories et la culture grecs. Le syriaque est donc au cœur de l'arabité,
non seulement le rappel de ses communes origines sémitiques, mais le canal
obligé de l'option libre faite par l'arabité à son âge d'or, quand
l'arabité puisait à la source grecque.
b. En ce qui concerne les langues modernes,
j'observe que les Maronites ne se sont mis pratiquement au français, ou en tout
cas n'ont produit en français, que depuis le siècle dernier. Cependant, le
jour où ils ont éprouvé le besoin de communiquer avec l'Europe, les Maronites
ont éprouvé le besoin concurrent de lui apprendre les langues de l'Orient et
pour cela, d'apprendre eux-mêmes les langues de l'Europe. C'est une exigence
essentielle du dialogue, quand il veut pleinement respecter les lois de
l'hospitalité. Elle l'est plus encore quand l'homme de dialogue ne veut pas
rester un simple récepteur et en somme un consommateur, quand il ne veut pas
jouer un rôle de mercenaire, mais qu'il revendique celui de partenaire.
Certains coloniaux n'ont jamais pris soin, d'enseigner la langue de leur
puissance aux peuples colonisés. Ils se sont contentés de leur parler un
"basic", comme Charles-Quint disait qu'il parlait allemand à son
cheval. Les Maronites qui n'ont jamais eu les complexes d'un peuple colonisé
par l'Europe ne l'ont pas entendue de cette oreille. Ils rappellent donc aux
Arabes ce que les Arabes avaient appris d'eux-mêmes quand ils étaient
créateurs et non pas consommateurs. La maîtrise d'une langue étrangère,
moyen salutaire d'une catharsis intellectuelle, est aussi l'instrument obligé
de la création dans la modernité.
J'utilise ce mot de modernité pour la première fois dans cette introduction.
Il pourrait désormais coiffer l'ensemble de mon propos comme auteur de la
Pentalogie antiochienne / domaine maronite. Je renvoie d'ailleurs le lecteur à
la fin du dernier tome où je n'hésite pas à caractériser notre Eglise
elle-même comme étant "une Eglise de la modernité culturelle".
Il n'en reste pas moins vrai que c'est d'abord et toujours, "une Eglise de
l'ascèse et de la louange divine", comme cela est également illustré en
son lieu et c'est ainsi qu'elle a formé "un peuple épris de liberté,
quoique toujours en mal de convivialité" (cf. t. V, 3e Partie, Mémoire
d'espoir). Alors quelle que soit la problématique où il se trouve engagé avec
l'auteur de ce Recueil, veuille le lecteur entrer dans cet héritage d'un esprit
libre et d'un cœur ouvert. Tout ce qui lui a été dit jusqu'ici et qui paraît
très conflictuel ne l'a été que pour dégager le terrain et comme pour
chasser les nuages. S'il préfère d'ailleurs l'image aux textes, qu'il le fasse
et qu'il commence par les images.
Mais les images le ramèneront au texte et je ne doute pas qu'ici et là, il ne
devienne, dans la familiarité de l'âme maronite, plus pacifique et plus humain.
Pour gorgés d'épreuve qu'aient été les Maronites tout au long de leur
histoire, avec tout ce que cela imprime sur un peuple de rudesse, de méfiance
et de fierté blessée, la reconnaissance de leur héritage devrait donner à
celui qui l'aborde cela même dont elle a surabondamment gratifié l'auteur de
ce Recueil: une joie au-delà de toute rancune ou amertume, une confiance
mesurée à la seule immensité des périls, et par-dessus tout, une incessante
action de grâces.
Je vais dire, au terme de cette introduction, avec qui et à l'exemple de qui,
je vis cette attitude.
Evocation Finale
Je m'étais résolu pour cet excursus initial à ne citer aucun des vivants dont
je suis tributaire, et à m'en tenir aux morts. Je pensais que cela me serait
plus facile, en raison du grand nombre de correspondants encore en vie que je
devrais remercier et du risque que je courais d'en oublier certains. On va voir
que je me suis, en fin de compte, acquitté de ce devoir et que je suis loin de
m'en trouver quitte, malgré l'ampleur du mémento qu'on peut lire plus loin. En
revanche, je renonce à ouvrir cette fois-ci le registre du séjour d'où
l'éternité projette ses rayons sur toutes les pages de ce Recueil.
J'en veux pour simple exemple, celui de mon arrière-grand-père par ma mère.
Dans l'un de mes premiers souvenirs d'enfance, je le vois encore enfourcher sa
jument grise à 90 ans passés (3), pour
aller participer à l'inauguration d'une statue à la mémoire de Youssef bey
Karam. Il avait été en effet, l'un des hommes de combat du héros du Liban,
mort exilé en 1889.
C'est dire que ce chapitre des morts est unique et qu'il englobe tous ceux qui
entre la génération des miens qui ne sont plus et celle des premiers disciples
de Maron, prêtre et moine du temps de Jean Chrysostome, forment une seule et
même famille que je commémore. Le chapitre des morts n'est donc pas ouvert ici,
parce qu'il embrasse la totalité de ce Recueil.
Le lecteur ne manquera pas d'y voir émerger du milieu de la grande nuée de
témoins qu'il évoque, ceux dont la stature m'a inspiré autant d'humilité que
de ferveur admirative. Je compte ainsi les heures que j'ai passées à lire et
à traduire le Patriarche Estéphane Douayhi comme l'une des grandes
bénédictions de ma vie. Mais je ne faisais là, à l'orée du troisième âge,
que revenir aux lectures de mes jeunes années dans les livres de mon père et
de mes grands-pères, curés de paroisse.
Dans ce retour passionné au sein de ma mère que représentent l'élaboration
et la rédaction de la Pentalogie antiochienne / domaine maronite, je souhaite
naturellement que le lecteur se porte vers les sommets où les plus nobles
d'entre les gens de Beth Maroun se sont tenus à cause de l'âpreté du sort qui
avait été leur partage. Mais dans ces conditions, les plus obscurs des
témoins de la maronité que j'ai pris soin de découvrir sont à la même
altitude, pierreuse et dénudée. Ils ne sont donc pas proposés à la
curiosité du lecteur, mais, au mépris de tout sensationnel, à sa quête de
sagesse.
De ce fait, son regard se portera à tous les tournants du chemin, vers celle
que nous invoquons comme le Trône de la Sagesse et que tous les miens ont
bénie de génération en génération, parce que Dieu avait daigné distinguer
l'humilité de sa servante. Dans le combat multiséculaire qui fait de
l'histoire du peuple maronite une suite ininterrompue d'avanies et de douleur,
le lecteur trouvera un secret de joie et de fierté et il saura pourquoi la
mère d'un crucifié est notre mère et notre souveraine.
C'est à ses pieds que je dépose, avant que plus d'une étape de cet
itinéraire ne m'en redonne l'occasion, l'humble hommage de ce Recueil. Je n'en
attends en fin de course qu'un plus grand amour de son nom et nonobstant les
tristesses du temps présent, quelque exaltation, aux limites de l'ivresse, en
songeant à la gloire que pour son honneur, Dieu a jeté, tel un voile de
splendeur, sur le Mont-Liban.
Note de l'auteur : · · Je tiens à
signaler à ce propos la grande différence qu'il y a entre mon Recueil et les
Documents diplomatiques et consulaires, relatifs au Liban, dont mon ami
l'Ambbassadeur Ismail a entrepris la gigantesque et désormais indispensable
publication. Si on a pu lui reprocher de ne pas donner l'intégralité des
textes, ce qui reste à voir, je crois devoir échapper au reproche qui
pourrait n'être fait à cause des suppressions que j'ai pratiquées dans
certains textes. Elles sont toujours signalées par des points de suspension
entre crochets. S'il y avait quoi que ce soit de gênant dans ces coupures,
c'est tout le texte que j'aurai laissé de côté, puisque rien ne m'obligeait
à le prendre. Il s'agit d'ailleurs dans un grand nombre de cas, de textes
déjà publiés mais difficiles d'accès. Celui qui tient absolument à savoir
ce que j'ai supprimé, n'a qu'à y aller voir, comme je l'ai fait. Quant aux
manuscrits inédits que j'ai traduits, mes suppressions qui ne dépassent pas
quelques lignes dans tout le Recueil, représentent des expressions et parfois
des phrases qui ont résisté à mes investigations, mais qui, en toute
hypothèse, ne touchent pas à la substance du texte. Dans le cas notamment de
Hindiyé, du Patriarche Jean de Lehfed et de Kamal Joumblat, ce sont dans la
plupart des cas, des redondances ou des pédantismes. Enfin, je dirai à la
fin de cette introduction, pourquoi, à l'école de Léon Bloy et de Louis
Massignon, je n'ai ni supprimé ni annoté des passages où les erreurs
historiques sont apparemment évidentes.
Notes personnelles
(1) De grandes parties de ce travail complémentaire restent non publiées à aujourd'hui, 10 ans après la mort soudaine de notre auteur en 1995.
(2) Cet ouvrage fut achevé en 1984, au plus haut de la guerre civile libanaise.
(3) Lahoud Jabbour Samyia de Kfarsghab (1838 - 1933)
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